C’est une prise de conscience qui m’a donné le vertige en novembre 2018, et une conviction qui ne me lâche pas depuis : au cours de cette enquête menée pendant plus de cinq ans au sujet de notre rapport à l’information, j’ai réalisé, au plus profond de moi, à quel point nous devons être vigilants : l’intensification des flux informationnels est devenue nocive et nous faut adopter de nouveaux réflexes pour nous immuniser – à titre individuel ET collectif.
Du degré zéro de l’attention au chaos de l’info il n’y a qu’un flot
Si plusieurs facteurs expliquent, en partie, cette intox (densité des alertes et notifications reçues, multiplicité des émetteurs, effet cour de récrée qui met tout type d’information au même niveau, course à l’audience, sensationnel, perte de la notion de vérité et de réel, etc.), la prise de conscience du malaise a véritablement eu lieu, en France, en 2019. Les violences et la radicalisation se durcissent, le désintérêt pour l' »actualité » grandit, la majorité d’entre nous est perdue dans cette jungle où se confondent désormais opinions, faits, enquêtes, analyses, canulars, opérations de communication, avis personnel, plaidoyer, etc. Comme le dit Bruno Patino dans La Civilisation du Poisson Rouge, « tous s’affrontent en ligne sur un champ de bataille malaxé par les algorithmes, et redonnent vie à la sentence de Jonathan Swift, « le mensonge et le faux volent, la vérité rampe loin derrière » ». Quand se mélangent les contenus produits par les agents de désinformation (groupes d’intérêt économique et politique), les annonceurs sombres, les complotistes et les robots, l’information vérifiée, produite par des professionnels, est noyée.
Aux Etats-Unis, on broie aussi du noir dans l’information (avec un président qui ne cesse de disqualifier les journalistes…) : fin 2019 un article publié dans la célèbre Columbia Journalism Review affirme carrément que les faits ne nous sauveront pas tant le monde de l’information est pollué. Chose intéressante, l’auteure de l’article – Whitney Phillips, est en train de finaliser la rédaction d’un ouvrage (You Are Here: A Field Guide for Navigating Polluted Information) dans laquelle elle propose, avec son co-auteur Ryan Milner, d’avoir une approche plus écologique de l’information… approche qui n’est pas sans en rappeler une autre, n’est-ce pas ?
La bonne face cachée des médias
Mais une fois qu’on a fait ce constat de perte du réel, de la vérité, et de la pollution généralisée de l’information, comment faire pour échapper à la fatigue informationnelle ? Comment s’offrir une détox ? Comment les professionnels de l’info peuvent-ils changer leur rôle et faire évoluer leur posture ? Telles sont quelques unes des questions sur lesquelles de nombreux acteurs commencent à se pencher.
En ce début d’année, le média hollandais The Correspondent a mis en avant la démarche de Rolf Dobelli, dont j’évoque la démarche dans le livre : cet entrepreneur Suisse a décidé, en 2010, de fuir l’information. Il vient de publier un nouveau livre (Stop Reading the News, après avoir publié il y a dix ans Avoid the News) dans lequel il revient sur son expérience (The Correspondent en publie des extraits ici, en anglais). Dans ce podcast d’une bonne heure on peut entendre ses arguments (aspect sensationnel de l’information, divertissement, multiplication des bouches médiatiques, manque de temps, conséquences sur la santé, etc.) et comprendre que sa position, assez radicale (tout débrancher et ne s’intéresser qu’aux événements sur lesquels on peut agir…), ne permet pas forcément de se réconcilier avec le monde qui nous entoure, ainsi que le lui fait remarquer Rob Wijnberg, le co-fondateur du pur-player basé à Amsterdam.
Jodie Jackson, dans You are What you read (et dans notre film!) revient aussi sur son expérience d’overdose de news et d’alertes. Après avoir coupé pendant quelques temps le flot d’information, elle a réalisé que le problème ne venait pas d’elle, mais du système médiatique dans son ensemble. Elle s’est ensuite penchée sur les effets psychologiques de l’information, sur la nature de ce qu’on se met dans le cerveau, sur le stress provoqué, etc. avant d’inviter les consommateurs d’information à se comporter autrement, et les producteurs d’information à considérer leur rôle différemment.
Parmi les témoignages reçus lors des projections-débats autour du film, ou de la part de lecteurs, beaucoup me disent avoir ouvert les yeux sur un domaine qu’ils méconnaissent totalement : « J’ai découvert un monde que je ne connaissais pas beaucoup, emprisonné dans un écosystème. J’ai aussi vu de nouvelles approches et positions qui replace le lecteur ou consommateur d’infos dans une position où il peut choisir. Un vrai éclairage qui donne envie de passer de consommateur à acteur » m’a même confié un lecteur.
Une multitude de choses à faire
Aussi cela confirme-t-il mon intuition : il est possible de considérer le problème autrement – et de commencer par le considérer déjà – pour peu qu’on se donne les moyens de s’y atteler vraiment. Et pour cela, la bonne nouvelle, c’est qu’il existe une multitude de possibilités et que les choses commencent à bouger peu à peu avec :
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- + Au sein de la profession, des consultations et des échanges avec le public sont organisés pour essayer de comprendre plus attentivement la défiance du public. Aux Etats-Unis, on développe des stratégies pour s’organiser dans cet univers de désinformation. On insiste aussi sur le besoin de mieux travailler les échanges avec les audiences.
- + En France, des initiatives comme La Chance média, qui plaident pour plus de diversité dans les médias, offrent une belle source de résilience.
- + Des réflexions sont aussi lancées sur le rôle de l’éducation à l’information et aux médias pour toutes et tous – voir par exemple ce rapport publié par le CESE en décembre 2019.
- + Des rédactions qui s’organisent pour traiter au mieux les municipales – tels Médiacités avec #DansMaVille, Nice Matin avec Moi Maire, etc.
- + Des rédactions (comme celle du Monde) qui s’améliorent « de moins en mieux » : « Entre 2018 et 2019, le Monde a réduit de 14% le nombre total d’articles publiés (-25% en 2 ans). Plus de journalistes (près de 500 désormais), plus de temps pour enquêter. Résultat ? L’audience web a fortement progressé (+11%) comme la diffusion (print et web) du journal (+11%) » indiquait il y a peu sur twitter le directeur de la rédaction, Luc Bronner.
Pour aller plus loin, il va nous falloir du temps encore pour faire comprendre que c’est une urgence civilisationnelle de soigner son régime informationnel ! Si la fausse information a existé depuis toujours, son emprise est beaucoup plus forte qu’avant et les faibles taux de confiance obligent à mieux prendre en compte les enjeux actuels. Je vous invite d’ailleurs en ce sens à suivre deux événements organisés prochainement :
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- + Les assises de l’attention, le 1er février à Paris
- + #BienS’informer, événement organisé les 6 et 7 mars à Ground Control (je vous en redis plus très bientôt) afin d’envisager le lancement d’une dynamique sur ces sujets
- En attenant, voilà quelques liens encore ci-dessous si vous souhaitez prendre le temps d’explorer quelques ressources supplémentaires glanées ces derniers temps sur le web
Quelques ressources supplémentaire
+ Informer malgré les réseaux sociaux, réflexion menée dans le semestriel Médiation publié par la Fondation Hirondelle
+ Le dossier pédagogique 2020 du CLEMI en prévision de la semaine des médias à l’école, avec la participation d’enseignants, de journalistes et de formateurs, est pour la deuxième année consécutive entièrement consacré au thème : « L’information sans frontières ? »
+ Deux enquêtes de fond à lire pour vous ouvrir les chakras : sur le foot au Ghana, par Forbidden Stories et les Luanda Leaks révélés par Le Monde avec le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ)
+ C’est durant un passage en Afrique d’ailleurs, -en Ethiopie mi décembre 2019 où je me suis rendue pour échanger avec des journalistes spécialisés sur l’environnement et le climat, qu’on m’a fait découvrir cette vidéo produite par la TV Australienne, soulignant avec humour le manque de traitement des questions climatiques dans les médias (malgré les incendies…) – et sans doute aussi le manque d’action plus généralisé de la part du pouvoir politique…
+ Une vidéo dans laquelle Bruno Patino parle de son ouvrage :
[…] aujourd’hui, de cultiver son discernement et son hygiène informationnelle, comme je le suggérais il y a peu. Il est aussi salvateur de prendre le temps d’éclairer attentivement la notion de vérité, […]
[…] Education's Collections (@unsplashforeducation) | Unsplash Photo Community. En 2020, on soigne son hygiène informationnelle ! – Les médias le monde et moi. C’est une prise de conscience qui m’a donné le vertige en novembre 2018, et une conviction […]
[…] Notre capacité d’attention devient aussi une denrée rare pour laquelle les médias en tout genre se disputent : alertes, notifications, scoops, publicités, contenus exclusifs, opportunités à saisir, occasion à ne pas rater, tout devient prétexte pour capturer votre regard et, insidieusement, vous vendre de la publicité, voir de la fausse information… avec à bien souvent l’intention de vous manipuler pour défendre les intérêts des puissants. […]