Dis Papa, c’est quoi la vérité ?

6 Fév 2020 #  #  #  #  #

Lors de nos quelques jours de tournage à Londres en juin 2018, je me souviens parfaitement de ce soir où nous nous sommes posés autour d’une bière avec mon réalisateur Flo (Laval), rincés après avoir véritablement compris,  de manière vertigineuse, à quel point narrer le réel est devenu difficile, de nos jours. Ouvrant alors tout un questionnement sur les notions de vérité, de réalité, de vécu, mais aussi de ressenti, de doute, de croyance, de convictions, d’intuition, de certitudes, etc., nous nous demandions comment représenter cela en images. Comment faire comprendre cette « intensification » dont parle Yves Citton, cet effet « cour de récrée », où « tout se retrouve au même niveau » qu’évoquent les nombreux interlocuteurs que nous avons interrogés.

An elephant in the room

Me vient alors à l’esprit une image que j’ai utilisée ensuite dans le livre pour expliquer à quel point le monde complexe dans lequel nous évoluons est comparable à l’éléphant que découvrent les aveugles de cette fable bien connue des adeptes de l’intelligence collective. Appliquée à l’éléphant appelé « dérèglement climatique », sa version peut être la suivante : à son contact, les scientifiques (l’aveugle appelé “sciences”) nous informent que nous faisons face à des risques sans précédent, les ingénieurs (l’aveugle appelé “technologie”) indiquent qu’il nous faut aller vers des technologies propres a minima neutres en carbone, les économistes (l’aveugle appelé “économie”) évaluent les dépenses liées au développement d’une prospérité sans croissance, les férus de politique (l’aveugle appelé “démocratie”) se penchent sur la gouvernance la plus appropriée là où les artistes (l’aveugle appelé “art”) imaginent des esthétiques et des valeurs en mesure d’inspirer, où les psys (l’aveugle appelé “résilience”) analysent les traumatismes et l’adaptation de nos comportements, là où les militants (l’aveugle appelé « résistance ») en appellent à renverser le système et où les juristes (l’aveugle appelé “droit”) voient la nécessité d’agir par le droit pour faciliter et accélérer la transition. Chaque interlocuteur ainsi sollicité sur sa perception du problème voit midi à sa porte, et le relais médiatique morcelé de chacune de ces réalités ne peut fournir de vision globale du sujet. Sans compter que certains aveugles loupent complètement l’éléphant et demeurent dans le déni, et que d’autres imaginent également qu’il sera possible encore de le chasser de leur passage sans problème avec l’aide de technologies surpuissantes imaginées par un homme encore plus puissant… Et que leur « points de vue » respectifs, relayés ou non par les médias professionnels, s’expriment quoi qu’il en soit maintenant ! Vous voyez l’idée ?

Pour essayer d’y voir clair, il est absolument nécessaire de s’interroger aujourd’hui, de cultiver son discernement et son hygiène informationnelle, comme je le suggérais il y a peu. Il est aussi salvateur de prendre le temps d’éclairer attentivement la notion de vérité, comme le propose depuis lundi 3 février la série EnquêteS de VéritéS lancée par le journal La Croix. Les deux philosophes Olivier Abel et Rémi Brague notamment offrent dans un débat inaugural de quoi mouliner utilement sur le sujet, extraits:

Olivier Abel  : « Nous sommes dans un temps de l’information efficace. Nous sommes entrés dans une compétition à la performance. Dans ce contexte, le vrai se réduit, comme l’avait déjà vu Nietzsche, au plus efficace, au plus puissant. »

Rémi Brague rappelle Augustin : « Il y a la vérité qui éclaire le monde, qui permet de le connaître, et il y a la vérité qui accuse, qui montre à l’homme sa finitude, ses erreurs, sa culpabilité et au final son péché. Cette distinction nous aide à lire la situation contemporaine. » Puis rappelle le rapport de la vérité à la science : « Depuis Galilée, nous avançons avec la science : c’est une vérité que nous aimons parce qu’elle nous permet de connaître le monde et prendre le contrôle des choses. Mais l’autre vérité, celle qui nous concerne, qui nous interroge et peut nous mettre en cause, celle qui ne fait pas plaisir à entendre, est réduite à la portion congrue. »

Olivier Abel : « Pour moi, la post-vérité évoque une fabrication du vrai. Elle est à relier à un monde du faire, du fait accompli, qui s’accompagne d’une grande brutalité. Les masses se laissent convaincre par des contre-vérités, parce qu’il est toujours tentant de céder à la bêtise. Dans notre monde de scepticisme généralisé, on a de temps en temps besoin de croire à quelque chose. Et, à ce moment-là, tant pis si c’est quelque chose de bête. Je dirais même : plus c’est gros plus ça passe ! »

Au sujet du complotisme : « Le scepticisme généralisé conduit au complotisme. Les deux se tiennent. Le philosophe Paul ­Ricœur insistait sur le fait qu’après une période de trop grande crédulité, nous étions maintenant gagnés par « la maladie de l’incrédulité ». Nous sommes dans une époque d’insécurité. Nous ne nous faisons plus confiance. C’est pourquoi nous avons de plus en plus besoin d’experts indiscutables ou de témoins sincères, « en direct ». La sincérité pourtant ne suffit pas surtout si elle se prétend exclusive et ne fait pas place à la sincérité de l’autre. Un témoignage qui veut s’imposer seul ruine le langage. »

Au sujet du fact checking : « Elle est essentielle à la traque des fake news. Le fact-­checking est une manière de vérifier l’information et de lui donner une traçabilité, comme on le fait dans l’alimentation. Mais ce qu’il faudrait, c’est que les citoyens mettent eux-mêmes cela en pratique : ils doivent consentir à ce que leurs propres discours soient recoupés. Ils doivent accepter d’être « dé-protégés ». Nous devons tous prendre conscience de nos préjugés. Nous devons toujours exposer nos parts de vérité à la vérification mutuelle, à un crédit qui soit vraiment mutuel. »

Rémi Brague: « Quelle vérité nous rassemble ? Mais tout ce qui est vrai rassemble puisqu’on se met d’accord dessus. Ce sont les erreurs qui divisent et il y en a légion. Oui, l’erreur est diabolique. Mais le propre de la vérité est de rassembler. »

Bref, je vous invite à suivre l’ensemble de cette série, un must-read qui fait du bien !

Et si le traitement médiatique du climat vous intéresse, le site On Media a mis en ligne il y a peu un article qui revient sur le débat Fake News et Climat qui a eu lieu à la Sorbonne le 17 septembre dernier, à l’occasion d’un numéro dédié du journal Le 1 sur le sujet.  De quoi rebondir pour ma part sur un long message reçu d’une lectrice, journaliste spécialisée comme moi sur ces sujets. Elle m’y témoigne de l’énergie et de l’envie que « Les médias, le monde et nous » lui a donné mais me confie aussi avoir eu besoin de revenir sur cette célèbre phrase d’Albert Londres que tout « bon journaliste » tatoue dans sa tête (vous savez, celle qui dit que nous devons mettre la plume dans la plaie) : Anne me confie alors avoir été heureuse de découvrir qu’il y a une suite « qui lui retire son côté un peu guerrier » et « en change un peu la perception ». Dans l’introduction à Terre d’ébène (1929), le journaliste écrit en effet :

« Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. En Afrique noire, il existe une plaie. Cette plaie, donnons-lui son nom, c’est : l’indifférence devant les problèmes à résoudre. Et cela conduit à des catastrophes. A qui la faute ? La faute en est moins à la colonie qu’à la métropole ».

Qu’en conclure ? Comme mon interlocutrice, sans aucun doute : « Quoi de plus éclairant si l’on transpose sa vision sur la question écologique. Oui, la plaie, c’est l’indifférence des problèmes à résoudre face à des enjeux immenses« . Faut-il fausser ou tromper l’indifférence, dans ces conditions ?

Think different…

Alors que Youtube ou Twitter comment peu à peu à agir pour chasser les informations considérées comme fausses, je vous invite à regarder le travail effectué en ce sens par l’ONG Avaaz. Dans un de ces derniers rapports, elle revient sur l’impact de la désinformation politique aux Etats-Unis, à un an du scrutin présidentiel. D’après elle,  les mesures prises par Facebook jusqu’à maintenant ont largement échoué à réduire la propagation virale de désinformation sur la plateforme. Les fausses informations politiques ont totalisé plus de 158 millions de vues en 2019 aux États-Unis (le pays compte 153 millions d’électeurs).  Le rapport estime qu’il y a eu 4,6 millions d’interactions autour des 20 fake news les plus répandues entre août et novembre 2019, contre 3,1 millions dans les trois à six mois avant les élections de 2016. A noter : le nombre de fausses infos contre les démocrates et libéraux est deux fois plus élevé (62% des contenus politiques fallacieux pour 104 millions de vues) que contre les républicains et conservateurs (29% et 49 millions de vues), précise notamment le rapport.

Photo : Josh Cris Gayle

Aux Etats-Unis comme ailleurs la désinformation est de plus en plus comparée à la pollution environnementale. Aussi l’écologie fera-t-elle partie de la solution dans ce qu’elle permet de travailler, notamment, la compréhension des écosystèmes, les interdépendances et les systèmes relationnels. Alors avant de vous laisser méditer sur tout cela en compagnie de Ganesh (qui, comme vous le savez, est considérée par les Hindous comme un dieu de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence, le patron des écoles et des travailleurs du savoir… tout un symbole pour nos éléphants), voilà quelques initiatives récentes qui agissent quelque peu en ce sens et vous permettront d’ouvrir vos chakras informationnels :

Un documentaire en cours de financement : « Douce France », de Geoffrey Couanon. L’histoire ? En Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne, des lycéens mènent avec leur classe une enquête sur EuropaCity (l’un des plus grand projet de parc de loisirs d’Europe qui devait bétonner, à côté de chez eux, les dernières terres agricoles de la Plaine de France.) D’abord indifférents à l’avenir de ces terres, séduits par la promesse de divertissement et d’emplois, Amina, Sami et Jennyfer vont progressivement changer et prendre conscience de leur capacité à décider pour eux-mêmes de l’avenir de leur territoire

Autre joli projet à soutenir : la Cassette, co-créé entre autre par Ziad Malouf, ancien de l’émission l’Atelier des médias sur la radio RFI. Projet à but non lucratif porté par l’association Transmission, la Cassette sera un espace public dédié à la création et l’écriture radio basé à Aubervilliers. « Un endroit accueillant avec un café et des équipements pour découvrir et créer en audio (un studio et deux cabines d’enregistrement, des initiations, des événements) » explique l’équipe bénévole. N’y a-t-il rien de tel qu’une école, un lieu, un labo et une asso pour transmettre un amour de la narration audio, et sans doute apprendre à mieux s’écouter pour mieux s’entendre ?

On reste d’ailleurs dans l’écoute, le dialogue et les échanges avec NATIVES, premier média en langue française autour des Peuples Racines – soit environ 5 000 communautés et 370 millions de peuples autochtones aujourd’hui dans le monde. Par leur vision du monde, leur connaissance de la nature, leur vivre -ensemble et le respect des écosystèmes s’appuient sur des millénaires, d’expériences et de transmission, ces peuples ont beaucoup à partager, surtout aujourd’hui…  Si le site internet de la revue doit se remplir au fur et à mesure c’est la page facebook. qui vous permet pour l’instant d’être tenu au courant ! (Merci Marc pour l’info:)

On reste dans la voix avec Voxe maintenant, start-up relevant au départ des Civic Tech, qui a récemment annoncé garder la même mission – aider les citoyens à mieux s’informer pour mieux s’engager dans la société – mais décidé de faire pivoter son activité (entendez changer de stratégie pour y arriver). Leur constat de départ : leur chatbot (qui envoie des décryptages de l’actualité et répond aux questions que vous vous posez autour du débat public) est plus utilisé par par les femmes que par les hommes alors que leur base d’abonnés est « à peu près équivalente en hommes (49%) et femmes (51%) ». Ces utilisatrices déclarent tirer le plus grand profit de Voxe au bout de 3 mois d’utilisation : Voxe les aide à se sentir plus « sereines » par rapport au débat public, et cela se manifeste par une appétence accrue à participer à des conversations entre amis, avec la famille etc. « Plus elles utilisent Voxe dans le temps, plus elles s’engagent concrètement : au bout de 6 mois d’utilisation, elles signent davantage de pétitions – notamment sur des sujets écologiques, sur les violences faites aux femmes, mais pas que ! -, donnent davantage à des associations, contribuent davantage à des consultations en ligne… » explique l’équipe pour qui ce constat n’est pas évident : « la plupart des médias identifiés comme traitant de « politique » ont plutôt un public masculin. Les femmes sont aussi globalement moins présentes dans l’arène politique, ce qui pourrait laisser croire qu’elles ont un goût moins prononcé pour le sujet. Or s’il est fort probable que l’un entraîne l’autre et il n’y a pas de raison pour que la politique et le débat public en général soient plus un « truc d’hommes que de femmes ». Mais ce qui est certain c’est que Voxe parvient à intéresser particulièrement les jeunes femmes, et que nous les aidons à passer à l’action et à avoir un impact (…) Notre audience a ceci de particulier qu’elle n’ose pas de prime abord s’intéresser ou intervenir sur des sujets du débat public, mais dès qu’elle le fait, elle est moteur de changement. » Pour décupler son impact, l’équipe a décidé de se recentrer sur cette audience et a conçu une newsletter qui résume tous les matins, du lundi au vendredi, les infos pour passer une bonne journée.

De quoi répondre à ce ressenti d’avalanche d’informations que j’ai moi même perçu comme étant plus féminin que masculin durant l’enquête, et proposer de l’actu politique, économique, sociale, internationale et nationale, mais pas seulement : « On s’est rendu compte que pour accompagner les créatives culturelles à changer le monde, il faudrait aussi donner un coup de main pour : les accompagner dans leur vie civique bien sûr, dans leur vie pro, leur gestion financière, mais aussi leur transition écologique et leur vie culturelle« . A suivre donc ?

Dans les nouveautés, notez que le groupe SOS a harmonisé sa démarche média (Magazine, Conférences, Raje Magazine) en créant Mouvement Up la semaine dernière, et une publication trimestrielle à retrouver en format papier. Au menu du premier numéro : un dossier sur les dix ans qui s’offrent à nous pour tout changer, en entretien avec Jérémy Rifkin, un débat sur l’effondrement…

Et si vous souhaitez intéresser vos petits (dès 8 ans) à la nature, abonnez les à Tu savais pas ? un mensuel écologique de vingt pages créé par David Volpi afin d’aborder la complexité de notre monde avec les plus petits : un format sympa, des infos de fond, du ludique, des jeux, des activités, des astuces… avec à chaque fois un animal à la UNE et ses multiples déclinaisons !

Enfin, si l’activité des médias vous intéresse, les équipes de l’émission Quotidien sur TMC ont lancé cette semaine La Lucarne, un format exclusif au web et réseaux sociaux afin de traiter, en cinq minutes max, d’un sujet qui témoigne de l’évolution et des bouleversements qui vont toucher les médias en 2020. Aux commandes ? Julien Bellver, déjà chroniqueur sur 20h Médias dans Quotidien.

Voilà, c’est tout pour aujourd’hui, il est temps de raccrocher : le 6 février est décrété journée mondiale sans téléphone mobile, eh oui ! De quoi travailler votre écologie relationnelle 🙂

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